Jean-Gabriel Périot, films et installations

 

Jean-Gabriel Périot, artiste de la mémoire, artisant de la trace et du document, ancien rat de bibliothèque devenu penseur du contemporain et du vivant, a accordé plus d’une heure d’entretien à la rédaction d’Objectif Cinéma. Voici ce qu’il en « reste », voici surtout ce qu’il fallait en garder : Tout ! Que la longueur du texte n’effraie ni le dilettante, ni le passionné, mais que chacun y retrouve un peu de la force et de la luminosité d’une pensée ancrée dans le passée pour regarder le futur, d’une pensée en perpétuelle construction.

Mise au point sur le travail de cet artiste-cinéaste d’une trentaine d’années dont l’oeuvre - regroupant autant films qu’installations - remet en question les frontières entre expérience personnelle et histoire universelle.

Parler du travail de Jean-gabriel Périot c’est d’abord se heurter à cet éternel problème de catégorisation, de définition quand ce qu’on peut légitimement appeler ses films nous laissent de manière irrévocable en des lieux étranges et fascinants, lieux où se meuvent sans cesse les frontières entre cinéma et photographie. Et c’est bien en ce trouble que réside l’intérêt premier que l’on porte au travail de ce jeune artiste, en tout cas suffisamment jeune pour avoir commencé à s’exprimer par la très en vogue autofiction. Mais retenons qu’en même temps, et de manière plus affirmée maintenant, ce sont les dessous de la grande Histoire qu’il décidait de soulever, lui qui sans hésiter, se perdre ni errer, se définit comme cinéaste à part entière.

Tâter le travail de Périot c’est tenir compte de la mise en garde que laisse entendre des titres comme Eût-elle était criminelle... ou Dies Irae. Voir un de ses films c’est consentir à répondre d’un choc, tirer parti de ce même choc afin, tout simplement, de comprendre. Par le statut inclassable de son travail, Périot œuvre pour nous faire entendre la petite histoire nous permettant alors de saisir à bras le corps la grande, celle des jours heureux comme des instants graves.

Réalisation récente (2006)  ou - dirons-nous - la chronique décortiquée d’une journée de fête pendant la Libération nous promène dans des images d’archives filmées qui ont fêté il y a peu leur soixante troisième année. Sur l’image même se dressent les « V » de la Victoire parmi le défilé macabre de femmes rasées, « collabo », marquées par la croix gammée. Et voilà que l’on se prend en pleine face ce que si on ne nous l’avait montré nous n’aurions peut-être pas vu. Voilà que l’on est malgré nous confronté à ce qui aurait demandé que l’on s’y attarde pourtant, un peu comme on arrête le temps à la manière dont Périot parvient à le faire en papillonant incessamment dans les images, en revenant, repassant, en cherchant la brêche au cœur de courtes séquences qu’il remonte. Car Périot c’est un peu cela, arracher son cinéma à des images qui ne sont pas les siennes, interrompre le temps qui passe en extirpant ces mêmes images de nos mémoires sourdes et saturées. Figées, réactualisées, incessamment interrogées, fouillées avec méthode et obstination, elles racontent et nous plongent dans un a-temps où tout simplement le passé regarde le présent.

La vision se fait alors prémonition et le lien tissé entre photographie et cinéma n’est plus que ce trouble reformulant la question du « peut-on tout voir ? » en un peut-être plus contemporain « peut-on tout montrer ? ». Lorsque dans Dies irae, des kilomètres de rails photographiés qui défilent à la vitesse des trains qui n’y passent plus nous emmènent droit vers Auschwitz-Birkenau, vers le fantôme des déportés tombé sur l’ombre de baraques, de briques et de voies ferrées, on se demande alors « doit-on tout regarder » ?

En plus de porter ce regard singulier sur le fait historique que trop d’images, trop d’illustrations, de discours multiples et redondants on réduits à néant, Périot remet les compteurs à zéro. Sa mécanique nous rend naïfs, impuissants, presque vierges des images dramatiquement familières qu’elle démasque à sa manière comme s’il n’était possible aujourd’hui de faire expérience historique que de la sorte. L’expérience, voilà la revendication que pose la politique du choc prônée par Périot. Ironique, il s’approprie les images par un flux hystérique et lancinant qui doit forcément nous mener « quelque part », comme on raconte justement une histoire, ou l’Histoire. Et ce « quelque part » se trouve précisément à l’envers des écrans que l’on connaît, de l’information, du document soi-disant vérité, de la télé, ... il se trouve en un sens partout où on ne pensait jamais aller. A la fois fixe et en mouvement, à la fois photographie et cinéma, à la fois document et narration, de ce « quelque part » nous avons bien la charge. Pourquoi ? Parce que telles qu’elles nous sont données, renouvelées, ces images nous paraissent vierges de tout regard, de tout dispositif de monstration. Ainsi, Périot parvient bel est bien à nous dévoiler l’horreur comme si c’était pour nous la première fois. Le flux perpétuel caractéristique de ces films, garant aussi de leur rythme et donc de leur efficacité, s’offre à nous comme un discours, mieux une parole, dont on connaît la langue mais dont la grammaire nous semble nouvelle. Et quelque soit la métaphore que ce flux d’images invite pour être (plus ou moins bien) défini, l’essentiel réside dans le fait qu’il nous prend à parti, que pour fonctionner il a besoin de notre assentiment et de nous entendre haut et fort nous demander « Pourquoi dois-je regarder ? Comment dois-je comprendre que c’est vers les camps que ce « quelque part » me mène ? »

Pour comprendre, justement, reprenons : Dies irae c’est une route unique que l’on suit au rythme du regard à facette d’un insecte (regard photographique selon Périot) Cette route nous emmène tour à tour en forêt, dans les villes, dans les rues dénudées, dans les maisons, derrières les portes fermées, dans les airs et dans le désert. Et là, même si le montage et l’image priment, on n’oublie pas la narration, la musique de nos mouvements frénétiques qui dessinent bientôt la partition parfaite d’une vie où résonnent 1000 autres. Entre narration et témoignage, entre la fluidité du récit et la violence de la sentence, que choisir ? Et bien c’est sur ce point précis que nous sommes chargés de penser à nouveau les rapports cinéma et photographie par le travail de Périot. Celui-ci renvoie à un aspect que rejette toute image figée sur toile ou sur papier : la mort, la disparition, la fin au sens large du terme. Ainsi, des rapports cinéma et photographie il façonne une question d’ordre moral et presque métaphysique. La question de la fin d’une image ne se pose jamais lorsque sa fixité nous fait croire à son illusoire éternité.

Et c’est pour cela que Dies Irae est sûrement le film le plus fort de Périot, fait d’images fixes, photographique, images types et anonymes qui pourraient se trouver dans les tiroirs de tous et finissent comme nous l’avons vu par en appeler à la mémoire de chacun. En un sens, Périot rejette, il désamorce la pérennité de la photographie de même que l’interminable route de Dies Irae nous confirme - tout le temps qu’elle défile - que l’issue est là, entre chacun de nos battements de paupières, dans les fibres mêmes de l’image. Il propose une image archétype imprimant toutes les autres qu’il convient ainsi de ne pas oublier, une certaine vision du bout du monde...

Et peut-être, faudrait-il ajouter pour parfaire le portrait qu’avec une telle pratique de l’image Périot ne se fait pas tant créateur qu’acteur, un peu comme s’il tâchait, par son regard - ses visions même - de faire entendre l’échos des évènements, des histoires, des oublis du siècle passé dans celui qui vient à peine de commencer. Peut-être faudrait-il tout simplement revoir ses images dans quelques dizaines d’années...

 

Vos films nous interpellent d’abord par le lien très fort qu’ils tissent entre cinéma et photographie. Vous n’êtes pas photographe, vous sentez-vous véritablement cinéaste ?

Oui parce que même si j’utilise des archives, des images préexistantes, même si je mets en place un processus qui n’est pas classique, je pense vraiment en terme de cinéma, de narration. Le processus est donc différent mais la manière de travailler reste la même. Ma pratique est fondamentalement une pratique de cinéaste.

 

Est-ce que parce que vous partez toujours de vos idées ou d’une histoire que vous avez envie de raconter ?

Oui en général, tout est écrit à l’avance. Même si c’est parfois uniquement écrit dans ma tête, la narration, ce que je veux raconter est avant tout très clair. Alors, après l’image d’archive n’est pas aussi malléable qu’une autre, elle pose des contraintes. Mais en général mes films ressemblent à 95% à ce que j’avais dans la tête avant de commencer à travailler.

 

Ceci nous amène à la question du statut de document et de la valeur historique des images que vous utilisez. Croyez-vous vraiment que le document brut et plus ou moins objectif peut narrer ou illustrer un événement historique ?

Non, je n’y crois pas du tout car une image isolée de son contexte n’existe pas. Chaque image a été produite à un moment donné avec un but, une volonté précise. Ainsi, elle n’est pas neutre à la base même de sa fabrication. Donc sa réactivation dans une autre époque n’est pas neutre non plus car le regardeur arrive avec son propre bagage historique qui la détermine toujours d’une manière différente. Ensuite, dans le cadre de mon propre travail ou dans un cadre pédagogique par exemple, le fait de montrer des images avec d’autres images fixe une volonté, un contexte précis. La même image peut raconter des choses très différentes selon le lieu et l’époque d’où on l’interroge.

Je pense tout particulièrement à eût-elle été criminelle où au départ on a des images de bonheur de la Libération, des visages très heureux sur lesquels vous faites des plans rapprochés. Ensuite au fur et à mesure que le film avance, on se rend compte que l’image montre autre chose et qu’à côté de ces gens qui incarnent la victoire de la France il y a ces femmes rasés, les fameuses « putes à boches » victimes de terribles humuliations pendant la Libération. C’est quelque chose que l’on retrouve beaucoup dans votre travail : un déplacement dans l’image. N’est-ce pas comme si vous essayiez d’en trouver la faille ?

C’est vrai qu’à la première vision de ces images d’archive on voit d’abord les femmes rasées, la souffrance de ces femmes,là, sur des plans très larges. Mais ensuite, en les regardant plusieurs fois j’ai commencé à me rendre compre qu’il se passait des choses autour et que ce qui se passait c’était la fête ! C’était ces hommes, ces femmes qui étaient heureux, qui célébraient la Libération mais autour de ces femmes rasées. Ils étaient notamment heureux parce qu’il y avait ces femmes rasées. Et je voulais avec ce film donner à voir ces images, mais les donner à voir comme moi je les avais découvertes. Elles devenaient problématiques car elles œuvrent sur un double registre : cruauté et bonheur réunis dans une même image. Si j’avais fait un documentaire où ces images apparaissaient de manière brute, tout le monde aurait été choqué mais n’aurait pas eu le temps de « voir » véritablement. La charge émotionnelle est tellement forte à la vue de ces femmes que l’on a pas le temps de comprendre ce qu’il se passe autour. J’ai du créer un processus où je fragmente l’image et montre d’abord les deux fragments isolés : le bonheur et ensuite les femmes rasées. A la fin je reconstitue l’image et on peut donc la lire dans sa globalité. Ainsi, on ne pointe pas seulement les femmes rasées mais on soulève les problèmes de l’humiliation publique et de l’humiliation créatrice de liens sociaux, de la violence comme terreau de la sociabilité.

 

Justement, vous utilisez beaucoup d’images de la seconde guerre mondiale, est-ce que c’est pour vous un symbole de l’absolue barbarie et du point de non-retour qu’a pu atteindre l’être humain. Je pense surtout aux images des camps.

Si je m’intéresse à la seconde guerre c’est parce que sur une période assez courte, quasiment partout dans le monde - excepté les Amériques et un peu l’Afrique - on a vécu des choses insuportables, une succession d’évènements qui remettaient totalement en cause l’humanité. Il y a évidemment la Shoah qui est le point le plus dramatique mais il y aussi Hiroshima, de même que les souffrances propres à chacun des pays. Et tout cela a créé à ce moment là une relation d’Homme à Homme très compliquée. Partout il y a eu une sorte de cristalisation des rapports humains. Et je dirais que depuis la seconde guerre mondiale, dans le monde on n’a cessé de relever les « points noirs ». On peut dire que depuis cette guerre il n’y a plus jamais eu d’époque sereine. On pense à l’ex-Yougoslavie, au Rwanda, ...Tout cela pour dire que des génocides il y en a eu encore pendant soixante ans. Mais pour moi, à partir du moment où l’on étudie un évènement qui remet en cause l’idée même de l’Humanité, on les interroge tous. Dans Dies Irae par exemple, l’idée était de raconter métaphoriquement la vie de quelqu’un qui du jour au lendemain meurt de manière totalement inattendue, brutalement. Et j’ai vraiment pensé aux gens qui sont bombardés, aux gens qui sont chez eux et qui du jour au lendemain sont massacrés par leurs voisins. J’ai voulu parler de toutes ces souffrances auxquelles on ne peut pas se préparer. Et évidemment le symbole le plus fort dans tout ça, c’est l’arrivée à Auschwitz pour tous les gens qui ne savaient pas et qui n’ont jamais su qu’ils arrivaient dans les chambres à gaz. Parler d’Auschwitz me permettait de parler de toutes les autres horreurs. Et l’Histoire de la seconde guerre mondiale présente cet « avantage » d’être un peu maitrisée en Europe. En fait j’ai commencé Dies Irae par un travail sur les images du Rwanda sauf que l’image d’un champs de commémoration au Rwanda, personne ne la connaît. Ca ne fait pas partie de notre culture visuelle.

 

C’est très intéressant parce que cela confirme l’idée qu’une image est d’abord déterminée par l’époque dans laquelle vit celui qui la regarde. Ceci rappelle beaucoup la pensée de Walter Benjamin qui a beaucoup travaillé sur le cinéma et la photographie, justement un peu avant la seconde guerre mondiale. Mais il a aussi beaucoup pensé la notion d’Histoire. J’aimerais justement vous faire réagir sur un petit extrait : "Il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la notre. Nous avons été attendus sur la terre. A nous, comme à chaque génération précédente est accordé une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Et cette prétention, il est juste de ne point la repousser." [1] Êtes-vous d’accord avec l’idée que des images peuvent éclairer le regardeur contemporain ?

Si je pense à Dies Irae, j’ai commencé à travailler avec des images de massacre que l’on peut trouver sur des bases de données sur internet. Je voulais faire un film extrêmement dur avec ces photos la. Mais le problème que j’ai rencontré en les regardant c’est que chacune d’entre elles montre un être humain mort, massacré, brûlé. C’était des images extrêmement violente que je ne pouvais pas utiliser en l’état. Le seul film possible était finalement la contemplation de chaque image pendant une demi heure. Je n’avais pas moyen de les mettre les unes à côté des autres car chacune représentait à elle seule, la négation de l’humanité. Quand on commence à regarder chaque image sans se cacher, en assumant son statut, quand on regarde les visages, quand on pense au vivant de ces gens on ne trouve aucune explication logique. On ne peut se rattacher à rien de rationnel. Donc, je n’ai pas pu utiliser ces images mais j’avais besoin de faire un mémorial, j’avais besoin de raconter la fin d’une vie et je l’ai fait de manière abstraite avec Dies Irae. Et le spectateur qui voit arriver les images d’Auschwitz s’y attend tellement peu que le choc, la violence que j’ai voulu traduire est bien là. J’avais besoin de faire passer le message qu’en quelque sorte ces gens morts, m’avaient légué. Et sur mon dernier film sur Hiroshima, quand j’ai lu les témoignages, regardé les interview c’est un peu comme ces gens me demandaient de transmettre ce que moi j’avais pu comprendre de leur histoire. Il me semble que les survivants - et d’une manière les morts aussi - me demandent de les écouter, de transmettre leur parole. Ces hommes attendent de nous que l’on perpétue leur mémoire et aussi, probablement, de changer le monde pour que l’on ne puisse pas reproduire dans l’avenir ce que, eux, ont vécu dans le passé.

 

Vous sentez-vous donc vous-même investi d’un devoir de mémoire ?

Je ne travaille pas tout à fait de cette manière là. Il y a un devoir de mémoire mais les deux choses qui me tiennent le plus c’est d’abord le besoin de parler du présent et du futur à travers le passé. C’est ce qui motive mon besoin d’aller dans les images d’archives. Et puis d’un autre côté il y a la volonté de créer des petits mémoriaux. Chaque film est conçu comme un mémorial, motivé par le besoin de rendre hommage aux morts et aux survivants. Et c’est différent du devoir de mémoire au sens strict qui impose une nécessité de faire de la pédagogie. Je ne pense pas faire œuvre de pédagogie.

 

C’est intéressant car quand vous parlez de mémorial, on entre presque dans le domaine du sacré, du symbole, de l’allégorie.

Le futur me fait assez peur et jusqu’à maintenant, la mémoire de la seconde guerre mondiale a permis -sans les empêcher- de porter toujours un jugement moral sur les massacres plus contemporains. On en veut beaucoup par exemple à nos gouvernements d’avoir laissé faire le Rwanda, l’ex-yougoslavie, en ce moment le Darfour. On n’a pas encore atteint le stade de l’indifférence mais notre mémoire tend à s’étioler parce que les survivants sont en train de mourir, que la génération qui les suit est en train de vieillir et que pour la troisième génération qui est la mienne, tout ça commence à être très loin. Ensuite il me semble que pour la génération à venir, ce sera assez inexistant. On s’éloigne de ce qu’on a considéré comme inhumain et donc garant de la non reproductibilité des mêmes erreurs. Tout cela disparaît. Aujourd’hui on régresse car les gens qui ont le pouvoir, les gens qui devraient être amenés à se salir les mains pour préserver tout ça ne le font pas. La nécessité morale elle-même disparaît. Ces images n’empêcheront peut-être pas toutes les horreurs de se reproduire mais il est important de ne pas les oublier et de savoir qu’un des futurs possibles est le retour du passé.

 

C’est peut-être un pouvoir que seules les images peuvent avoir. Finalement devant l’Histoire, ne pensez-vous pas que récit et images sont très inégaux ?

Différents oui, mais je ne dirais pas qu’ils sont inégaux. Pour moi, ils ne racontent pas la même chose mais sont complèmentaires. Le témoignage écrit, la parole des survivants est pour moi le matériau le plus fort et le plus important car déjà c’est la trace même déposée par les survivants comme les morts. Et là, je pense aux écrits enterrés à Auschwitz, témoignage direct de ce qu’ont vécu les déportés. Tout ça était écrit sur des bouts de papiers, ils ont fait ça comme ils pouvaient car ils avaient besoin qu’on les écoute, ils avaient besoin que leur parole survive. C’était de toute façon pour eux une manière de survivre, via le témoignage. Et tout cela est pour moi d’une charge émotionnelle et politique très fortes. L’image a un statut qui est différent, elle est beaucoup plus problèmatique. Là, si je pense aux photographies d’Auschwitz, tout est beaucoup plus compliqué. On a un tas d’images prises par la résistance, dans le camp même, mais on a aussi des images des SS qui ne racontent évidemment pas la même chose.

 

Ceci pose la question de la représentation très importante et surtout pour la Shoah. Est-ce que d’après vous on peut tout montrer ?

Je pense qu’on en peut pas être dogmatique sur cette question là, on ne peut pas dire : ok, il n’y a pas de limite à la monstration de l’horreur comme à l’inverse on ne peut pas dire que non, il ne faut rien représenter. Le plus important est la démarche du cinéaste, pédagogue, artiste, et de tous les gens qui font ce travail sur la mémoire. Et ça dépend aussi de la maîtrise de leurs connaissances historiques, de leurs intentions. Il y a des films qui montrent, sont excécrables et qu’on ne peut pas moralement soutenir. Il y a des films qui montrent et sont utiles, des films qui ne montrent pas mais seront pourtant immoraux, ect. Il n’y a pas de bonne manière de faire au sens absolu du terme. Je pense à ce document très problèmatique qui est le film sur la libération d’Auschwitz fait par l’armée Rouge. On voit les gens sortir des camps, on s’attarde sur les visages, les barbelés. Bref, c’est un film extrêmemnt fort mais ce film est un faux ! En fait l’armée Rouge est arrivé dans un camp vide et elle a donc pris les paysans d’à côté, les a mis dans le camp et a filmé une fausse libération. Ce film pose à lui seul toutes les questions qu’invite le problème de la représentation car il est très riche de connaissances historiques et en même temps il pose les limites de ce qu’on peut faire de ces connaissances. Ce film n’aurait pas du exister car il est en un sens immoral, mais il est aussi nécessaire parce qu’il nous donne malgré tout des informations sur qui s’est passé. Et je n’arrive pas avoir de point de vu vraiment ferme sur ce film à cause de ce mouvement entre immoralité et utilité historique, à cause du fait qu’il ait permis à des gens dans le monde entier d’en apprendre sur la réalité des camps et ce en dépit du fait que c’est un faux.

 

C’est très intéressant car en un sens cela confirme l’idée que la fiction, le mensonge propre au cinéma est bien là pour nous dire aussi ses vérités. On peut déformer, manipulé au service de la vérité.

Effectivement c’est un pouvoir dangereux en l’occurrence pour des films qui traitent de la question de l’atteinte à la dignité et toutes ces choses là. Il faut donc une rigueur morale et une exigence historique sans failles. On en peut pas être approximatif. Le problème c’est qu’un certain nombre de films sont faits sans aucune conscience de ces exigences. Un mauvais film sur un autre sujet devient inutile et ce n’est pas un problème mais un mauvais film sur ces sujets là devient vite immoral, inacceptable.

 

On pense alors à La liste de Schindler qui a esthétisé, dramatisé en un sens et dont le statut est très contestable. Comment réagissez-vous face à ce type de démarches ?

n’ai pas trouvé ce film immoral en regard de ce pourquoi il a été fait. Spielberg l’a fait pour les américains et pour des gens qui ne savent pas, qui n’ont aucune conscience de ce qu’a pu être la Shoah car cela ne fait pas partie de leur Histoire. Beaucoup de gens ont alors peut-être découvert ce qu’a été la Shoah par le film de Spielberg. Mais ensuite la limite du film c’est que par exemple la scène de la douche ou deux, trois éléments narratifs qui sont totalement gratuits et inutiles pour le film même, sont assez inacceptables. En tant qu’européen, c’est sur que tout ça nous parait tellement scolaire, tellement impensable, mais je ne peux pas suspecter les intentions de Spielberg car c’est quand même quelqu’un qui lutte, s’investit beaucoup avec fondations et organismes en charge de la sauvegarde de la mémoire. On ne peut donc pas juger ce film en dehors de son contexte, ce n’est pas seulement un film sur la Shoah mais un film d’un réalisateur américain pour un public américain. On peut toujours avoir différentes lectures du projet selon l’endroit où on se situe.

 

Le danger dans tout cela c’est qu’on est gavé d’images et leur nombre fait que ces images perdent de leur force. Pour revenir à cette idée de pédagogie, par vos choix narratifs, ne faites-vous pas malgré vous une proposition pédagogique ?

Je ne donne pas de réponses, je pose des questions. Et si j’ai un propos pédagogique, c’est dans l’espoir que le spectateur de mes films se demande « qu’est-ce que j’ai vu ? Pourquoi quelqu’un fait ça ? Que raconte ce film ? ». Et à partir du moment où on se pose ces questions, de mon côté, j’ai réussi une part de mon projet, et quand bien même la réponse apportée par le spectateur serait « on a pas le droit de faire ça. » J’espère que l’on puisse se positionner par rapport à ce qu’on a vu. Et le côté pédagogique vient peut-être un peu des questions que mes films peuvent susciter. C’est comme si j’avais besoin de donner ce que j’ai appris, mais pas de manière factuelle, plutôt via le questionnement que cela a amené. Intéressez-vous, questionnez-vous et peut-être comprenez qu’on ne fait que rejouer ce qui s’est déjà passé.

 

« L’eternel Retour », vous y croyez donc. Est-ce votre lecture du fait historique ?

Oui, mais par contre un retour qui déplace toujours, qui ne rejoue pas le même trait pour trait. Le phénomène se reproduit, c’est les modalités de production qui ne sont pas les mêmes.

 

Alors, ça voudrait dire en un sens que vous ne croyez pas au progrès. Derrière tout cela, il y a plutôt un message pessismiste non ?

Et bien quand on voit qu’aujourd’hui on continu de détruire l’être humain tel qu’on le fait, il n’y a pas de progrès... si par progrès on entend une amélioration technologique ou un semblant de mieux vivre général dans les pays occidentaux. C’est une sorte de progrès qu’une partie de l’humanité paye très cher. Si le bonheur de certains est en un sens le malheur des autres... il suffit par exemple de voir le retour des idées d’extrême droite même édulcorées par d’autres partis. Tout cela était totalement impensable il y a 20 ans. Aujourd’hui, une certaine forme de « progrès » nous fait opérer un retour sinistre au passé. Il faut d’une manière général reconnaître que notre petit confort se fait au détriment d’une part de la population et ce à l’intérieur même de nos frontières.

 

L’oubli est alors le summum de la barbarie ?

Oui, quand c’est surtout l’oubli du présent. On oublie surtout qu’on a nos petites vies pas si mauvaises et qu’à côté de cela des gens crèvent dans nos propres rues. On ne peut vivre que parce que l’on oublie, sinon tout cela est intenable.?Objectif Cinéma : Ne pensez-vous pas que l’image est à double tranchant tout simplement par le fait qu’en même temps qu’elle montre et dénonce la cruauté, elle permet aussi de s’y habituer. Le choc souhaité n’est-il pas un peu désamorçé ?Jean-gabriel Périot : C’est bien pour cela que je travaille sur les images du passé et non les images contemporaines. Avant, et puisqu’on en parlait tout à l’heure, une image représentant la mort ou une extrême violence avait quelque chose à voir avec le sacré. Dans la représentation de la mort, il y avait quelque chose qu’on ne pouvait pas toucher et aujourd’hui - je pense à toutes ces images d’Irak, de la mort de Sadam Hussein, de décapitations - , la multiplication de ces images là les désacralisent, non pas au sens religieux, sans idée de transcendance. Mais l’accéssibilité de ces images pose un véritable problème même si je ne suis moi-même pas encore assez au clair avec ça pour apporter des réponses. Je trouve les images de la mort de Sadam Hussein révoltantes. Je trouve révoltant qu’une démocratie ait besoin de la mort d’un dictateur. On ne peux pas construire une démocratie sur le sang, quelle que soit l’origine ce sang. Je trouve atroce qu’on ne se pose pas la question de savoir si on peut ou non les montrer. Les images d’Abu Ghraïb racontaient autre chose, une barbarie qui reste inacceptable et en cela incluait une espèce de révolte ! Mais quand il s’agit de Sadam Hussein, la notion de justice fait que ce n’est plus révoltant. Ce n’est plus sacré, et moi le fait que ces images ne soient plus sacrées me fait très très peur. En un sens quand on accepte une telle image de la violence, on accepte la violence tout court.

 

Mais ce qui est dur, c’est le fait que ces images on ne les regarde plus seulement pour s’informer mais aussi par voyeurisme. Qu’en pensez-vous ?

Je ne sais pas si j’ai les idées claires sur cette question mais je sais que des actes de violences gratuits nous forcent à une régression presque primitive, un état d’avant la norme sociale. Les cadres qui faisaient que la limite à ne pas dépasser est l’atteinte à l’autre sont en train de sauter. Alors ce n’est pas de manière global, quand bien même cela touche un petit pourcentage de la population, il faut se dire que le fait de pouvoir regarder une image de la mort de Sadam Hussein sans se poser de question est un signal d’alarme, un signe de retour à une certaine barbarie.
C’est toujours le problème que pose le journalisme : montrer ou non. Est-ce qu’il faudrait justement éduquer les population à la réception de l’image ?

Les vrais faiseurs d’images doivent accompagner leurs travaux, les présenter de manière à faire œuvre de pédagogie. Les journaux télévisés sont par exemple pour moi en dessous de tout du point de vu pédagogique et comme l’école ne ratrappe plus... C’est un vrai problème, on ne donne plus le cadre à travers lequel les images peuvent être lues.

 

Vous pensez que l’époque contemporaine devient un peu aveugle face à son Histoire et que de là viendrait le danger ?

Oui...il y a tellement d’images problématiques, même le 11 septembre n’a pas était assez pensé. On ne sait toujours pas aujourd’hui ce qui s’est passé, non pas au sens factuel, mais dans ce que ces événements ont provoqués. Par exemple, on a même jamais interrogé le rapport d’empathie que l’on a eu tout à coup avec le peuple américain. Je ne dis pas qu’il faut ou ne faut pas avoir d’empathie mais notre propre sidération vis-à-vis de cela, on ne l’a pas assez interrogée. Moi j’ai eu « la chance » de ne pas voir ces images. Au moment des événements, j’étais sur une île où il n’y avait pas de télé. Ces images sont passées en boucle et quand je suis revenu et que j’ai regardé la télévision, on ne les voyait plus. A cause du direct on a jamais eu de recul sur ces images et au moment où on pouvait l’avoir on les a retirées de la circulation. On reste tous, en pensant à ces images, avec l’idée de la stupeur. Mais on n’arrive pas aller au-delà, on est juste sidéré.

 

Justement, pensez-vous que l’image cinématographique et l’image photographique sont inégales face à ce pouvoir ?

Oui. Elles, n’ont pas le même statut. L’image photographique nécessite un certain temps de lecture. Le problème du cinéma aujourd’hui ne réside pas dans les images mais dans leur mode de consommation. C’est le niveau de saturation atteint dans le mode consommation des images qui pose problème. On arrive à un moment où, dans le flux, tout se vaut. On pense à la télé, à internet, à ce flux continu comme au zapping perpétuel qui ne nous laissent plus le temps de lire les images. Dans Eût-elle été criminelle je passe dix minutes à ne montrer en gros que trois images autour desquelles bien sur je me forge un contexte. Une image en tant que telle n’est jamais dangereuse. Elle-même n’est pas en cause, sauf quand on atteint des sommets de vulgarité, mais c’est plutôt le contexte qui l’est. C’est le contexte de consommation qui est dangereux, la manière dont le public ressoit des images de la part des « institutions » au sens large, via l’école, l’éducation,...

 

Derrière tout ça, c’est le récit, c’est la narration qui nous sauve ? Est-ce le message que vous-même vous voulez faire passer via des films qui proposent certe un flux intense d’images mais aussi une logique d’une très grande clarté ?

Je pense qu’il faut avant tout des pédagogues, il faut des profs. Avant le cinéma, il faut l’école. Et à partir du moment où le travail de mémoire n’est pas engagé par la société, que c’est les cinéastes, les artistes qui en arrivent à poser ces questions là, il y a quelque chose de l’ordre de l’échec. Je pense que les cinéastes sont en partie en charge de ce travail aussi mais il serait temps qu’il y ait des cours de sémiologie très tôt à l’école ! pour apprendre à savoir comment lire une image ! Alors ce n’est pas en montrant une fois par ans un Renoir, savoir comment on le lit...ce n’est pas en montrant Nuit et Brouillard comme ça à des élèves de 1ère qu’on comprend ce qu’était la Shoah, ça ne suffit pas. Il ne faut pas se dédouaner en montrant un film de temps en temps... il faut prévenir !

 

Mais aussi, il y a différents mondes des images, par exemple, le cinéma paraît très anodin par rapport à la publicité. Est-ce qu’il vous viendrait à l’idée de faire converger ces mondes, par exemple de travailler avec la publicité ?

Non, car la télévision, la publicité en tant que telles ne m’intéressent pas, je trouve cela trop vulgaire. Je trouve que ce n’est pas un sujet et qu’il ne faut pas y perdre de temps. Et justement, pour revenir à la première question, à savoir pourquoi je me situe comme un cinéaste c’est que j’ ai toujours en tête une certaine idée de noblesse. C’est très important pour se positionner par rapport aux modes de diffusions actuels. Une fois on m’a quand même proposé de diffuser mes films dans les Mc Donald’s entre deux pages de pub...Et là je me demande « mon dieu, mais qu’est ce qu’ils comprennent ! » C’est sidérant et je crois qu’à ce niveau là il faut conserver des exigences un peu rétrogrades. Par exemple, on ne regarde pas de la même manière à la télé, sur un dvd, au cinéma. Même si c’est une idée un peu rétrograde, le rapport à la salle est fondateur pour moi dans l’expérience du spectateur. Il se joue des choses je dirais « supérieures » à ce qui se passe quand on regarde comme ça, en cinq minutes sur internet. Il n’y a pas la même force, et moi j’utilise la force du cinéma. Je fais des films pour le cinéma et donc en ce sens là, oui je me défini comme cinéaste.

 

Par Marion Klotz
Objectif Cinéma, 2007
www.objectif-cinema.com/spip.php?article4576